Paris, 1866, sous le Second Empire, la veuve Lerouge est retrouvée assassinée dans sa chaumière, à Bougival, sur les bords de la Seine.
Le commissaire de police, Gévrol est chargé de l’affaire. Lecoq, son jeune assistant, suggère d’appeler le père Tabaret.
Voici sa méthode déductive. Sherlock Holmes, dont les connaissances en littérature policière étaient immenses, la connaissait-il ?...
- Je tiens la chose, dit-il au juge d’instruction, complètement. C’est tiré au clair maintenant et simple comme bonjour.
Je commence, dit-il enfin d’un ton vaniteusement modeste. Le vol n’est pour rien dans le crime qui nous occupe.
Je le prouverai par l’évidence. Je dirai aussi mon humble avis sur le mobile de l’assassinat, mais plus tard. Donc, l’assassin est arrivé ici avant neuf heures et demie, c’est-à-dire avant la pluie. Pas plus que le commisssaire Gévrol je n’ai trouvé d’empreintes boueuses, mais sous la table, à l’endroit où se sont posés les pieds de l’assassin, j’ai relevé des traces de poussière. Nous voilà donc fixés quant à l’heure. La veuve Lerouge n’attendait nullement celui qui est venu. Elle avait commencé à se déshabiller et était en train de remonter son coucou lorsque cette personne a frappé.
- Voilà des détails ! fit le commissaire.
- Ils sont faciles à constater, reprit l’agent volontaire : examinez ce coucou, au-dessus du secrétaire. Il est de ceux qui marchent quatorze à quinze heures, pas davantage, je m’en suis assuré. Or, il est plus que probable, il est certain que la veuve le remontait le soir avant de se mettre au lit.
Comment donc se fait-il que ce coucou soit arrêté sur cinq heures ? C’est qu’elle y a touché. C’est qu’elle commençait à tirer la chaîne quand on a frappé. À l’appui de ce que j’avance, je montre cette chaise au-dessous du coucou, et sur l’étoffe de cette chaise la marque fort visible d’un pied. Puis, regardez le costume de la victime : le corsage de la robe est retiré. Pour ouvrir plus vite elle ne l’a pas remis, elle a bien vite croisé ce vieux châle sur ses épaules.
La veuve connaissait celui qui frappait. Son empressement à ouvrir le fait soupçonner, la suite le prouve. L’assassin a donc été admis sans difficultés. C’est un homme encore jeune, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, élégamment vêtu. Il portait, ce soir-là, un chapeau à haute forme, il avait un parapluie et fumait un trabucos avec un porte-cigare…
- Par exemple ! s’écria Gévrol, c’est trop fort !
- Trop fort, peut-être, riposta le père Tabaret, en tout cas c’est la vérité. Si vous n’êtes pas minutieux, vous, je n’y puis rien, mais je le suis, moi. Je cherche et je trouve. Ah ! c’est trop fort ! dites-vous. Eh bien ! daignez jeter un regard sur ces morceaux de plâtre humide. Ils vous représentent les talons des bottes de l’assassin dont j’ai trouvé le moule d’une netteté magnifique près du fossé où on a aperçu la clé. Sur ces feuilles de papier j’ai calqué l’empreinte entière du pied que je ne pouvais relever ; car elle se trouve sur du sable.
Regardez : talon haut, cambrure prononcée, semelle petite et étroite, chaussure d’élégant à pied soigné, bien évidemment. Cherchez-la, cette empreinte, tout le long du chemin, vous la rencontrerez deux fois encore. Puis vous la trouverez répétée cinq fois dans le jardin où personne n’a pénétré. Ce qui prouve, entre parenthèses, que l’assassin a frappé, non à la porte, mais au volet sous lequel passait un filet de lumière. À l’entrée du jardin, mon homme a sauté pour éviter un carré planté, la pointe du pied plus enfoncée l’annonce. Il a franchi sans peine près de deux mètres : donc il est leste, c’est-à-dire jeune.
Le père Tabaret parlait d’une petite voix claire et tranchante, et son œil allait de l’un à l’autre de ses auditeurs, guettant leurs impressions.
- Est-ce le chapeau qui vous étonne, monsieur Gévrol ? poursuivait le père Tabaret ; considérez le cercle parfait tracé sur le marbre du secrétaire, qui était un peu poussiéreux. Est-ce parce que j’ai fixé la taille que vous êtes surpris ? Prenez la peine d’examiner le dessus des armoires, et vous reconnaîtrez que l’assassin y a promené ses mains. Donc, il est bien plus grand que moi. Et ne dites pas qu’il est monté sur une chaise, car, en ce cas, il aurait vu et n’aurait point été obligé de toucher. Seriez-vous stupéfait du parapluie ? Cette motte de terre garde une empreinte admirable non-seulement du bout, mais encore de la rondelle de bois qui retient l’étoffe. Est-ce le cigare qui vous confond ? Voici le bout du trabucos que j’ai recueilli dans les cendres. L’extrémité est-elle mordillée, a-t-elle été mouillée par la salive ? Non. Donc celui qui fumait se servait d’un porte-cigare.
Maintenant, écoutez-moi bien. Voici donc le jeune homme introduit. Comment a-t-il expliqué sa présence à cette heure, je ne le sais. Ce qui est sûr, c’est qu’il a dit à la veuve Lerouge qu’il n’avait pas dîné. La brave femme a été ravie, et tout aussitôt s’est occupée de préparer un repas. Ce repas n’était point pour elle.
Dans l’armoire, j’ai retrouvé les débris de son dîner, elle avait mangé du poisson, l’autopsie le prouvera. Du reste, vous le voyez, il n’y a qu’un verre sur la table et un seul couteau. Mais quel est ce jeune homme ? Il est certain que la veuve le considérait comme bien au-dessus d’elle. Dans le placard est une nappe encore propre. S’en est-elle servie ? Non. Pour son hôte elle a sorti du linge blanc, et son plus beau. Elle lui destinait ce verre magnifique, un présent sans doute. Enfin il est clair qu’elle ne se servait pas ordinairement de ce couteau à manche d’ivoire.
Voilà donc le jeune homme assis. Il a commencé par boire un verre de vin tandis que la veuve mettait sa poêle sur le feu. Puis, le cœur lui manquant, il a demandé de l’eau-de-vie et en a bu la valeur de cinq petits verres. Après une lutte intérieure de dix minutes, il a fallu ce temps pour cuire le jambon et les œufs au point où ils le sont, le jeune homme s’est levé, s’est approché de la veuve alors accroupie et penchée en avant, et lui a donné deux coups dans le dos. Elle n’est pas morte instantanément. Elle s’est redressée à demi, se cramponnant aux mains de l’assassin. Lui, alors, s’étant reculé, l’a soulevée brusquement et l’a rejetée dans la position où vous la voyez.
Cette courte lutte est indiquée par la posture du cadavre. Accroupie et frappée dans le dos, c’est sur le dos qu’elle devait tomber. Le meurtrier s’est servi d’une arme aiguë et fine qui doit être, si je ne m’abuse, un bout de fleuret démoucheté et aiguisé. En essuyant son arme au jupon de la victime il nous a laissé cette indication. Il n’a pas d’ailleurs été marqué dans la lutte. La victime s’est bien cramponnée à ses mains, mais comme il n’avait pas quitté ses gants gris…
- Mais c’est du roman ! exclama Gévrol.
- Avez-vous visité les ongles de la veuve Lerouge, M. le chef de la sûreté ? Non. Eh bien ! allez les inspecter, vous me direz si je me trompe. Donc, voici la femme morte. Que veut l’assassin ? De l’argent, des valeurs ? Non, non, cent fois non ! Ce qu’il veut, ce qu’il cherche, ce qu’il lui faut, ce sont des papiers qu’il sait en la possession de la victime. Pour les avoir il bouleverse tout, il renverse les armoires, déplie le linge, défonce le secrétaire dont il n’a pas la clé, et vide la paillasse.
Enfin il les trouve. Et savez-vous ce qu’il en fait, de ces papiers ? il les brûle, non dans la cheminée, mais dans le petit poêle de la première pièce. Son but est rempli désormais. Que va-t-il faire ? Fuir en emportant tout ce qu’il trouve de précieux pour dérouter les recherches et indiquer un vol. Ayant fait main-basse sur tout, il l’enveloppe dans la serviette dont il devait se servir pour dîner et, soufflant la bougie, il s’enfuit, ferme la porte en dehors et jette la clé dans un fossé… Et voilà.
L'affaire Lerouge d'Émile Gaboriau, Project Gutenberg.